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La saga des crânes de cristal
Enigme. Contrefaçons du XIXe siècle, ces œuvres en cristal de roche ont connu des parcours rocambolesques avant d’inspirer le nouvel Indiana Jones.
Vincent Noce
QUOTIDIEN : mardi 13 mai 2008

Indiana Jones et le Royaume du crâne de cristal, le nouvel opus de George Lucas et Steven Spielberg, s’annonce comme un des événements du festival de Cannes qui s’ouvre demain. Après une profusion de BD, jeux vidéo et littérature new age sur le sujet, le scénario s’inspire de crânes en cristal de roche taillés à la fin du XIXe siècle par d’ingénieux faussaires, qui les faisaient passer pour des pièces aztèques ou mayas. Très vite, d’aucuns ont attribué d’étranges pouvoirs à ces pièces, tandis que certaines se frayaient un chemin jusqu’à de grands musées, où elles étaient présentées comme des chefs-d’œuvre de l’humanité.

En septembre dernier, le crâne dont a hérité le Quai-Branly a été déménagé au laboratoire des musées de France. Pour les scientifiques, c’était une première. Le but était d’étudier non pas un faux, mais un objet en cristal de roche. «Depuis longtemps déjà, ces crânes sont reconnus comme des faux, il n’y a donc pas eu de surprise», relève Michel Menu, responsable des études au laboratoire. «Par simple examen au microscope, souligne Thomas Calligaro, auteur de cette recherche, on peut constater que les orbites ont été percées par un outil conique rotatif.» Même à l’œil nu, les stries paraissent parfaitement régulières. Les examens au microscope électronique démontrent une régularité mécanique à l’échelle du micron (un millième de millimètre).

Datation à l’accélérateur de particules

Ces résultats rejoignent ceux déjà effectués dans les années 60 sur un autre crâne au British Museum, dont les incisions de la dentition sont décrites comme réalisées par «une fraise de joaillier». Le véritable pari que s’est lancé le laboratoire est autre : peut-on espérer formuler une hypothèse de datation pour la sculpture de pierre ? C’est une grande interrogation de la science appliquée à l’art. On sait, en effet, dater les pigments d’une peinture de la Renaissance, la terre cuite d’une céramique romaine, le bâti en bois d’un tableau de Rembrandt. Pour la pierre, cela semble a priori impossible. L’examen des traces laissées par les outils est une première étape.

Le laboratoire a poursuivi en soumettant, pour la première fois, un de ces crânes de cristal à un accélérateur de particules. L’idée est de calculer l’épaisseur de la couche de surface de la pierre altérée par l’hydratation. «Tous les corps, explique Thomas Calligaro, sont entourés d’une pellicule d’eau. Celle-ci pénètre très lentement dans la pierre, dont elle modifie avec le temps la composition de surface.» Cette couche hydratée est d’une épaisseur infinitésimale. L’accélérateur projette des ions hélium qui expulsent des atomes de cette pellicule, d’où le nom de l’examen : Elastic Recoil Determination Analysis (Erda, analyse par détection de recul élastique). Il a été parallèlement appliqué à une petite sculpture de cristal de roche, considérée comme précolombienne. «On peut en déduire que le crâne a été taillé plus récemment, mais à quelle époque, on ne le sait pas encore», rapporte Thomas Calligaro. Il manque en effet les éléments permettant d’établir une méthode plausible de datation. D’où l’extrême prudence des scientifiques, pour lesquels les travaux doivent se poursuivre par d’autres études de pièces sculptées dans le même matériau.

Le Quai-Branly, lui, n’a pas voulu attendre pour exposer son crâne. Le 20 mai, il ouvre un jeu de pistes qui conduira les enfants jusqu’à cet objet singulier, qu’il avait déjà montré, dans une présentation humoristique, lors de l’exposition «D’un regard l’autre», fin 2006. «Nous l’exposons tout simplement parce que son histoire est fabuleuse», explique Yves Le Fur, responsable des collections.

Curieux marchand de curiosités

De fables, les crânes en cristal de roche n’en manquent pas. Il y a neuf ans, Jane Maclaren Walsh leur avait consacré une étude historique (1), à la demande du Smithsonian Institute de Washington, qui venait d’en recevoir un, en 1992, par la poste, accompagné d’un mot : «Ce crâne de cristal aztèque, censé provenir de la collection Porfirio Diaz, a été acquis à Mexico en 1960… Je l’offre sans autre considération. Je préfère naturellement rester anonyme. J’espère que vous en tirerez autant de bonheur que moi.» Il mesure 22 cm et pèse 14 kg, ce qui en fait un des plus grands exemplaires.

Comme le fait remarquer cette anthropologue, qui a aussi étudié les archives du British Museum, jamais un objet similaire n’a été découvert sur un site précolombien. Les premiers, de quelques centimètres, sont apparus sur le marché dans la seconde moitié du XIXe siècle. Il en existe des dizaines. Les plus grands sont au nombre d’une douzaine. Celui de Paris avait été cédé en 1878 par Alphonse Pinart, un explorateur ruiné, qui finit par troquer sa collection contre le financement d’une ultime expédition. Ce fut la première acquisition du musée ethnologique du Trocadéro, qui présentait cette «tête de mort» comme «objet insigne d’archéologie mexicaine». En 1965, dans le catalogue des chefs-d’œuvre du musée de l’Homme, elle avait droit à un descriptif plus précis : «Civilisation aztèque. Probablement XVe siècle». Et «probablement» représentation du dieu de la mort, qui avait la vertu «d’écarter les esprits malfaisants et les serpents venimeux». Pinart avait acheté ce crâne à un antiquaire, Eugène Boban. Or, c’est le même qu’on retrouve à l’origine du faux du British Museum.

Ce marchand de curiosités avait le don de s’infiltrer dans les sociétés scientifiques, se faisant passer pour un spécialiste des civilisations exotiques (2). Le colonel du génie Louis Doutrelaine lui fit profiter de la logistique du corps expéditionnaire français au Mexique. Proclamé «antiquaire de l’empereur Maximilien», Boban fut invité à tenir un «comptoir d’archéologie préhistorique» à l’Exposition universelle de Paris en 1878, où il exposa entre autres le crâne vendu à Pinart. Il essaya d’en refiler un autre au musée de Mexico, mais comme celui-ci penchait pour une supercherie, l’antiquaire dut précipitamment quitter le pays, en 1886, pour s’installer à New York, où il mit sa collection aux enchères. La société Tiffany y acquit le lot qu’elle céda, en 1897, au British Museum.

De retour en France, Boban réussit à vendre 600 pièces au musée d’Histoire naturelle de Rouen. Il en avait vendu 1 500 à Pinart, dont la collection a enrichi le musée du Trocadéro. Les fonds publics comptent donc des centaines de pièces qui sont passées entre ses mains. Certaines, comme un masque aztèque aujourd’hui discuté (3), ont même été placées au Louvre par Jacques Kerchache.

Poudre d’or contre feuilles de tabac

De tous les détenteurs d’un crâne de cristal, Frederick Mitchell-Hedges est sans doute le plus haut en couleurs. Issu de la petite bourgeoisie anglaise, il débarqua à New York à 18 ans, pour faire fortune au poker et à la Bourse. Il se vantait d’avoir connu Trotsky, Pierpont Morgan, Eisenhower, d’avoir été capturé par Pancho Villa et combattu comme mercenaire dans l’armée hondurienne. Il tenta d’établir un record de plongée sous-marine, assurait avoir découvert des requins dans le lac Nicaragua. Au Panama, il monta une mise en scène pour convaincre les Chucunaques qu’il était en communication avec les esprits. Au Honduras, il troquait avec les Indiens de la poudre d’or contre des feuilles de tabac.

Exposant des têtes réduites à des audiences incrédules, il revenait régulièrement à New York ou Londres pour collecter des fonds. Il se mit en tête de retrouver l’Atlantide. Prétendant avoir découvert le berceau de l’humanité sur la côte hondurienne, il réclamait 250 000 dollars pour financer son expédition. Il obtint le soutien du British Museum, grâce au conservateur des papyrus grecs, sir Frederic Kenyon, alors même que le musée d’histoire naturelle américain le dénonçait comme un fantaisiste.

A 68 ans, il partait encore à la recherche de civilisations perdues au Tanganyika, ou de monstres des profondeurs dans l’océan Indien, tout en vitupérant contre la mode des jupes courtes. Il est mort en 1959, à 77 ans, ayant survécu, à en croire une nécrologie, à huit blessures par balle et trois coups de couteau. Sans compter ses affrontements avec les requins, alligators, jaguars et écrevisses géantes.

Il ramena des centaines d’artefacts, dont beaucoup aboutirent à la Fondation Heye à New York. Les plus extraordinaires étaient un «fœtus parfait», qui pouvait sauver les mourants, et un crâne de cristal, à la mâchoire articulée, auquel Mitchell donnait 3 600 ans (4). Il calculait qu’il avait fallu de 150 à 300 années pour le tailler. Utilisé dans des cérémonies chamaniques par le grand prêtre, il donnait la mort sur le champ, d’où son surnom de «crâne du jugement dernier». Un scientifique témoigna qu’il en émanait des ondes lumineuses et des sons musicaux. Mitchell disait l’avoir trouvé en 1924 dans une pyramide maya dont il s’attribuait la découverte.

Plus tard, sa fille Anna, une enfant québécoise qu’il avait adoptée, raconta l’avoir elle-même découvert dans les ruines, sous un autel renversé, le jour de ses 17 ans. La réalité est plus prosaïque : Mitchell l’a acheté aux enchères en 1943 chez Sotheby’s à Londres pour 400 livres. Anna était elle-même un personnage. Chasseuse de requins géants, elle racontait qu’elle se promenait en Amérique centrale avec un fouet et un revolver, et qu’elle dut tuer trois hommes qui l’importunaient dans la rue. Elle est morte centenaire il y a un an, après avoir exposé son crâne de ville en ville.

(1) «Crystal Skulls», «Issues of Representation at the Smithsonian», Smithsonian Institution Press, 1997.

(2) «Eugène Boban», Pascal Riviale, Journal de la société des américanistes, tome 87, 2001.

(3) Pour des raisons stylistiques : «Three Asztec masks of the god Xipe», Esther Pasztory, «Thinking with things», University of Texas Press, 2005.

(4) «Frederick A. Mitchell-Hedges», in «Pursuit of the Ancient Maya, some archeologists of yesterday», University of New Mexico Press, 1975.